Une créature qui a la taille d’un petit poisson

septembre 17, 2019

Il est 20h. L’heure pour bébé d’aller au lit. Depuis que je l’ai récupérée chez l’assistante maternelle, le protocole a été méticuleusement respecté : jeux sur le tapis, massage à l’huile d’amande douce, tétée dans les bras de maman… nous n’avons sauté ni négligé aucune étape. Ce sont des cases à cocher, chaque soir. Une série de petites habitudes, qui aident bébé à prendre possession de son existence. À la rassurer. Grâce à elles, en théorie, nous pourrons bientôt profiter du calme de notre appartement. 

 

En théorie. 

 

La veilleuse diffuse sur les murs de la chambre une lumière très douce, comme un rayon de soleil couchant, un soir de printemps. L’air de la pièce est à dix-neuf degrés, parfumé aux notes de mimosa et de fleur d’oranger. Dans un coin, rassemblées autour d’un panda à bascule, un gang de peluches attend son heure. Dès que nous serons partis, ils emmèneront certainement ma fille au pays des rêves. J’imagine très bien une farandole nocturne, avec lapins, licornes et oursons se prenant tous par la mainet entraînant Ambre dans leur délire peluchéD’ailleurs, qui sait vraiment ce qu’il se passe dans la chambre d’un bébé, une fois la porte fermée ? Qui nous dit que Babar ou Sophie la Girafe ne trafiquent pas le baby phone, en mode image figée comme dans James Bond ? Et qui nous dit que l’innocent koala offert par tonton ne s’avère être en réalité un maître de l’évasion, capable de construire un hélicoptère avec un paquet de couchesdeux bavoirs et un peu de liniment ?  

 

Nous embrassons bébé, puis la posons délicatement dans son lit. C’est quelque chose que nous faisons ensemble, un rituel familial auquel nous n’avons jamais dérogé. Bien au chaud dans sa turbulette, elle nous regarde quitter la chambre. Ses yeux sont encore grand ouverts, mais, d’ici quelques minutes, nous les verrons se fermer sur l’écran du baby phone. Je claque doucement la porte de la chambre. Le salon est silencieux, jonché de quelques hochetstétines et jouets en bois. Il est toujours un peu étrange pour de jeunes parents de se retrouver seuls. Leur ancienne vie se met à rôder, à vouloir pointer le bout de son nez. Mais au moindre bruit suspect, elle prend la poudre d’escampette. Il y a dans l’atmosphère quelque chose de fragile. Comme si chaque seconde de calme ne tenait qu’à un fil. Il faut prendre soin de ces secondes, les bichonner. Par exemple, aujourd’hui, je ne laisse plus sonner le micro-ondes. Je guette la minuterie, et l’éteins lorsqu’il ne reste plus que deux ou trois secondes. Une seule, si je veux jouer avec le feu. Ou alors, lorsque j’allume la télé, je m’assure au préalable que le niveau sonore est à son minimum. On ne prendrait pas plus de précautions près d’un T-rex endormi. 

 

Je termine de préparer le repas, que je dispose dans deux assiettes creuses en céramique. Ce soir, comme beaucoup de soirs, c’est plateau-Netflix. Une heure pour s’évader. Pour se dire qu’il existe des gens encore plus épuisés que nous dans le monde. J’éteins les lumières, sauf celle d’une petite lampe posée près du canapé, puis je lance notre série : Outlander. Comparée à celles de Claire et James Fraser, notre vie est effectivement un long fleuve tranquille. Un long fleuve tranquille agité d’un soudain remous : dans la chambre, bébé a perdu sa tétine et pleurniche. Je mets notre série en pause, me lève pour résoudre le problème. Ce n’est pas le genre de problème qu’on veut laisser traîner. Chez un bébé, le moindre remous peut vite faire déborder le fleuve. Je me rassieds, prêt à déguster ma série et mes pâtes à la carbonara, mais de nouveaux bruits grésillent dans le baby phone. Cette fois, c’est Marianne qui se lève. « Tottote », dit-elle laconiquement, retrouvant le canapé. Quand on devient parents, on a parfois tendance à simplifier le langage. À le dépouiller de tout enrobage grammatical, pour atteindre la substantifique moelle : « Tototte », « Caca », « Bib’ », « Dodo »… Un mot = une action. L’efficacité avant tout. 

 

Je peux enfin lancer l’épisode. (Attention, spoiler) Après avoir été séparés vingt ans, Claire et James Fraser sont de nouveau réunis, et voguent ensemble dans les Caraïbes afin de sauver leur neveu capturé par des pirates. C’est tout ce qu’il me faut : de l’aventure, du sexe et des palmiersCe matin, je me suis levé à 5h30 pour m’occuper de bébé, qui gigotait dans son lit. Puis j’ai enchainé avec une longue journée de travail, avant d’enfiler à nouveau mon costume de super-papa pour assurer le protocole du soir. Enfoncé dans mon confortable fauteuil Bloc de l’Est, les pieds posés sur un coussin moelleux, j’éprouve l’indicible plaisir du repos du guerrierÀ l’écran, le navire de Claire et James subit les assauts d’une terrible tempête, qui a déjà brisé un mât et jeté deux marins par-dessus le bord. « Cette fois, c’est la fin », me dis-je, agrippé à mon siège. Soudain, un coup de tonnerre fait trembler le ciel, puis, avec une lenteur et une certitude mortelles, la mer se soulèvetel un mur d’eau érigé par les dieux. Je retiens ma respiration. « Qu’est-ce que c’est encore ? » Car, derrière le mur d’eau, je crois entendre un bruit. Une sorte de gémissement, de râle aigu, comme si une créature marine s’apprêtait à le transpercer. Ce son m’est familier. Je me lève, me dirige vers la chambre. J’ai trouvé la créature : elle a la taille d’un petit poisson, et, à force de gigoter, s’est retournée dans son lit. L’aventure, pour des parents, c’est de regarder un épisode Netflix jusqu’au bout. 

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