21 kilomètres

octobre 1, 2019

Comme chaque année, je me suis inscrit au semi-marathon de Paris. J’adore cette course. Son parcours à travers la capitale, son ambiance bon-enfant. J’y juge ma forme du moment et la qualité de mon entraînement. Avec un bébé de quelques mois, je me doute bien que je ne vais pas pulvériser mon record, mais je tiens malgré tout à poursuivre ce petit rituel que je me suis imposé. 

 

Voici ce que je me disais, lorsque je me suis inscrit. 

 

C’était en septembre dernier. Ambre n’était pas encore née, mais je m’imaginais déjà courir pour elle. Dépasser mes limites, kilomètre après kilomètre, et vaincre la fatigue qui apparemment accable les jeunes parents. « Allez, c’est pour ta fille ! Donne tout ! » Puis la prendre dans mes bras, et poser sur ses joues roses un baiser mouillé de sueur, façon Rocky Balboa. Visions exquises, enivrantes, qui, les mois avant sa naissance, me poussèrent à m’entraîner très dur. Rempli d’énergie et de sommeil, j’allais courir trois à quatre fois par semaine. Sorties longues, fractionnés, montées de marches… je vivais dans un doux rêve, où l’esprit commande au corps, et le corps obéit sans rechigner. Je savais que les premières semaines avec bébé seraient difficiles, mais j’étais persuadé de pouvoir continuer à m’entraîner, et ainsi conserver mon état de forme. J’en suis resté persuadé longtemps. Jusqu’au tout dernier moment. 

 

Allongé sur le côté dans mon lit, je regarde le cadran lumineux du réveil. Il est 6h du matin. Si je veux être opérationnel, je dois me lever. Il faut que je prenne mon petit-déjeuner au minimum trois heures avant le début de ma course, sinon j’ai des problèmes gastriques. La nuit a été difficile, Ambre s’est réveillée plusieurs fois. Des petites fringales, à deux et cinq heures du matin. Marianne s’en est occupée, mais ça m’a coupé dans mon sommeil. Les yeux dans le vague, je repense à mon entraînement de samedi dernier. J’ai couru 10 kilomètres dans le Bois de Boulogne. J’avais prévu de faire plus, mais je n’ai pas pu. Comme une voiture qui n’a plus une goutte d’essence. Impossible d’avancer. Et, contrairement à ce que je m’étais imaginé, le fait de penser à ma fille ne m’a pas aidé. Au bout de dix kilomètres, pas un de plus, je me suis arrêté, et me suis laissé tomber sur le côté. C’était la première fois que cela m’arrivait. De me sentir aussi fatigué, aussi vidé de toute force vitale. J’avais l’impression qu’on m’avait enfoncé une seringue dans la colonne vertébrale, et qu’on avait aspiré toute l’énergie qui était dans mon corps. Je me suis allongé sur l’herbe et j’ai fermé les yeux. Des formes dansaient derrière mes paupières. Puis tout est devenu noir. 

 

Mais aujourd’hui, les choses seront différentes. Je ne serai pas seul dans le Bois, livré à moi-même. Je serai entouré de milliers d’autres coureurs, qui, telle une vague humaine, me porteront vers l’arrivée. Enhardi par cette pensée, je me décide enfin à sortir du lit. La sensation est terrible. Comme si je quittais un endroit chaud et douillet pour un désert de glace. Je me lève, puis traverse la chambre à pas de loup. Surtout, ne pas réveiller Ambre. En vue de ma préparation matinale, ce serait une catastrophe. Malgré mes précautions, la poignée grince dans ma main. Le bruit ressemble au croassement d’un oiseau de mauvais augure. Coup d’œil vers le berceau : bébé ronfle toujours. Retenant mon souffle, j’ouvre la porte et, tel un voleur expérimenté, me glisse sans un bruit dans le salon. 

 

Il fait encore nuit. Une nuit citadine, qui couvre les murs d’ombres couleur miel. Un tas d’affaires traîne sur le parquet, témoin du combat que nous avons mené la veille. Cela arrive quelques fois. Des soirées qui débordent hors de leur cours ordinaire. Une douleur aux dents, un reflux, un nez bouché, et les notions d’ordre et d’organisation perdent soudain toute substance. Il faut survivre. Atteindre sans trop de dommage le rivage du lendemain. Frappé par ce désordre, je m’assieds un instant sur le canapé. Je me rends compte que la soirée d’hier a vidé mes dernières forces. Que je n’ai véritablement plus la moindre force. Même pas celle d’atteindre la cuisine pour me faire un petit-déjeuner. « 21 kilomètres… » m’entends-je murmurer, avec une sorte d’égarement. Je m’allonge sur le canapé, et glisse un coussin moelleux sous ma tête. Si j’y pense très fort, j‘arriverai peut-être à le courir en rêve, ce semi-marathon. Et même là, je ne suis pas certain de le terminer.  

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.