[Lettre à l’ancien moi] 

mai 31, 2020

« Tu as peur. Elle ne te l’a pas encore dit officiellement, mais tu détectes les signes. En sortant des toilettes, elle avait les yeux humides, un petit sourire tremblant au coin des lèvres. La veille, au restaurant, elle n’a pas bu une goutte d’alcool. Pas touché au ceviche. Et tu le sens, au fond de toi. Tu sens que quelque chose vient de changer. Drôle d’intuition. 

Tu as peur. Peur de perdre ta liberté, ton insouciance, ta jeunesse. Peur d’être en retard à la maternité, de t’évanouir pendant l’accouchement, d’annoncer à tes boss que tu vas t’absenter onze jours. Tu as peur de ne pas être à la hauteur. D’échouer dans ce rôle immense : papa. 

Tu as peur car ta vie va changer. Radicalement changer. Et tu n’aimes pas trop le changement. Tu préfères quand les choses poursuivent tranquillement leur cours, quand tu as le contrôle des évènements. Cet évènement-là est trop gros, trop immense. Impossible de tout contrôler, alors panique dans la poitrine, alors jambes molles, alors frissons de sueur. 

Je sais ce que tu ressens : j’étais à ta place. Bientôt, tu seras à la mienne, alors écoute-moi. 

Dors, sors, dance, va au ciné, dors encore, fais la fête, profite autant que tu le peux, mais n’aie pas peur : la suite est bien plus grandiose et formidable. On te l’a déjà dit. Ta collègue de bureau, par exemple : « Tu vas voir, c’est que du bonheur ! » Mais tu as du mal à y croire. Que du bonheur en étant réveillé toutes les nuits à 2h du mat, c’est possible ça ? Je te le dis aujourd’hui, et tu peux me faire confiance : oui, c’est possible. 

Je ne vais pas te mentir. Parfois, tu seras éclaté. Yeux qui brûlent, regard de zombi, capacités intellectuelles en chute libre. A 21 heures, tu seras obligé d’aller te coucher. Question de survie. On te fera pipi dessus, on te vomira dessus, on t’hurlera dessus. Attends, reviens ! Reviens, je n’ai pas fini ! Parfois aussi, tu éprouveras de la peur. Par exemple, quand ton bébé se mettra tout à coup à suffoquer, ou qu’il aura une brutale montée de fièvre. Cette peur sera si glaçante et viscérale que tu auras l’impression qu’on t’enfonce un couteau dans l’estomac. C’est normal, car tu vas l’aimer plus que tu n’as jamais aimé. 

Oui, tu vas l’aimer. De tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton être. En la voyant (désolé de te spoiler : c’est une fille) pour la première fois, tu vas sentir une chose drôle dans ta poitrine, comme si elle augmentait de volume. Et toutes tes petites angoisses s’envoleront. Car tu seras confronté à l’évidence de l’amour, l’amour total et fusionnel qui unit un papa à sa fille, l’amour au premier regard, au premier peau-à-peau, un amour qui ne cessera de grandir au fil des mois et des années, de s’épanouir, d’inonder ton quotidien. 

Comme je te l’ai dit, tu seras souvent éclaté. Vraiment éclaté. Mais tu seras l’éclaté le plus heureux du monde. Quand tes paupières lourdes se soulèveront au matin, après une nuit qui aurait mis KO Bruce Willis lui-mêmeet que tu verras ta fille s’éveiller doucement, puis te regarder, puis te sourire, tu oublieras tout. Tu oublieras les hurlements nocturnes, le paquet de lait renversé à deux heures du mat’ sur le sol, l’engueulade pour savoir à qui c’était le tour de se lever. Et quand tu la prendras dans tes bras, que tu nicheras ton nez dans ses cheveux bouclés, alors là… mais je me tais, je préfère te laisser la surprise. 

Tu as peur de te perdre dans ce costume de papa trop grand pour toi. Tu ne vas pas te perdre : tu vas te trouver. Réaliser que tu n’auras jamais été aussi toi-même qu’avec ta fille sur les genoux, sur les épaules, sur toute l’étendue de tes pensées. Et tu te demanderas comment tu as pu vivre tant d’années sans elle, car elle sera devenue ton oxygène, ta raison de vivre, le motif de tes batailles et de tes engagements. 

Non, n’aie pas peur. Je te le promets, il n’y a que du bonheur à aller chercher dans ce futur qui t’attend. 

A bientôt ! » 

1 comment

  1. Comment by jean marc

    jean marc Reply mai 31, 2020 at 10:39 am

    Clap! Clap! Clap! Bravo Alex !
    Oh combien tu sais susciter de telles émotions! Tu as réveillé ce qui était tapi au fond de mon être de vieux papa. En fait ,je ne suis pas un vieux papa mais un papa depuis longtemps.
    M^me lorsqu’ils ont quitté le nid , tu penses à eux toujours, au moins en filigrane.
    Dans son film « The tree of life  » Terence Malik faisait dire à Brad  » Sans amour la vie passe comme un éclair », je te la souhaite la plus longue possible.
    Il y a des éveilleurs de conscience, tu es un éveilleur d’émotions.
    Bravo pour ce beau texte, bonne continuation. Bizofilles

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