Il faut changer l’œuvre d’art

mars 20, 2019

Le temps est radieux. Un soleil printanier éclaire la Tour Eiffel, que je contemple depuis l’esplanade du Trocadéro. Cela fait plusieurs jours que je guette la météo, en prévision de cette journée. Tous les matins, j’ouvre l’application sur mon téléphone, et j’éprouve une sorte de palpitation. Une brève accélération de mon rythme cardiaque. Pitié, pas de mauvaise surprise. Pas de perturbation sortie du chapeau, ou de goutte froide inopinément tombée d’Islande. Je veux mon grand soleil. Et je veux mes vingt degrés. Jusqu’à ce matin, j’ai tremblé. Combien de fois nous a-t-on promis l’été, pour au final nous réveiller sous une chape de brume ? Combien de fois avons-nous dû troquer nos shorts, débardeurs et espadrilles, pour un coupe-vent et une paire de bottes ? En ouvrant les rideaux ce matin, j’ai donc éprouvé une profonde satisfaction. Comme si les choses étaient enfin à leur place.

Mains sur le guidon de la Yoyo, je marche d’un pas fier sur l’esplanade. Sortir pour la première fois avec son bébé, c’est un peu comme sortir pour la première fois avec une nouvelle fringue. Une belle pièce, achetée au cœur de l’hiver en prévision des beaux jours. On a cajolée cette pièce pendant des mois, on s’est visualisé mille fois avec, pour mille occasions différentes. Le miroir du dressing est au bord du burn-out, et les voisins pensent que « ma beauté » est un chat ou une personne très chanceuse. Lorsque le grand jour arrive enfin, on ne sort pas seul de chez soi. On marche au milieu d’une foule en délire, d’un cortège de trompettes, de danseurs et de cracheurs-de-feu à faire pâlir le Génie d’Aladdin. Les Rolling Stones eux-mêmes ne feraient pas tant d’émule. Se dit-on.

Sauf que ma fille n’est pas une « belle pièce » comme les autres. Je ne l’ai pas achetée dans une boutique haut-de-gamme, ni commandée en ligne sur un violent coup de tête. Je l’ai créée. Elle vient de moi, du fond de mon être. Elle est, pour ainsi dire, cousue avec le tissu de mon âme. Ainsi, ce n’est pas une gloriole éphémère et superficielle que je ressens, mais une fierté profonde, enracinée. Mon cœur bat fort, comme si j’étais en train d’accomplir quelque chose d’immense. J’ai envie d’attraper Ambre dans mes bras, et de la lever vers le ciel, genre Simba dans le Roi Lion. Avec le soleil et la Tour Eiffel, ça ferait son effet. Je jette un coup d’œil à ma femme, qui a la fâcheuse capacité de lire de mes pensées. Tant pis, ce sera pour une autre fois.

Notre balade nous pousse vers le Champs de Mars, jusqu’à la Terrasse du 7ème, où nous nous arrêtons pour déjeuner. Je sors bébé de sa poussette, la pose sur mes genoux. Nous lui avons acheté des lunettes de soleil Izipizi, qui sont assorties avec son bandeau à fleurs et son manteau vieux-rose. Les passants la regardent puis me sourient. Ma fille est magnifique, je crâne. Il n’y a bien que cela qui puisse faire s’ébahir des Parisiens : un bébé stylée, blottie dans les bras de son papa. Évidemment, comme tout bon film qui se respecte, les coulisses sont soigneusement dissimulées. Je présente une sorte de version parfaite et cool de ma vie paternelle, mais les parents savent qu’il existe d’autres versions. Des versions dans lesquelles je n’ai pas cet air ensoleillé, par exemple, mais le regard d’un spectre arraché à son sommeil.

Après avoir déjeuné, nous remontons jusqu’au Pont Alexandre III, dont les statues resplendissent dans ce flot d’or printanier. Nous le traversons, puis décidons de prendre notre café dans la cour intérieure du Petit Palais, havre de paix à deux pas des Champs-Elysées. Immédiatement, je sens entre ce lieu et nous une sorte de cohérence, de fil directeur : l’art. Ma fille est une œuvre entourée d’œuvres. Elle a tout à fait sa place dans un musée, entre une peinture de Raphael, un vase grec du IVème siècle et une estampe de l’ère Meiji. Nous nous installons face au jardin, où bruisse, avec une résonnance limpide, l’eau d’une fontaine. Sur ma cuisse, bébé gazouille comme un oiseau. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté… Luxe, calme et volupté », me murmure Baudelaire, mais qui, à peine ces paroles prononcées, prend la poudre d’escampette. Un bruit sourd l’a effrayé. Ainsi qu’une odeur. C’est l’heure : il faut changer l’œuvre d’art.

I showed off in Paris with my baby

The weather is radiant. A spring sun illuminates the Eiffel Tower, which I contemplate from the esplanade of the Trocadéro. I have been checking the weather forecasts for weeks, in anticipation of this day. Every morning, I open the application on my phone, and I feel a kind of palpitation. A brief acceleration of my heart rate. Please, no bad surprises. No disturbance coming out of nowhere, or cold drop unexpectedly fallen from Iceland. I want my bright sunshine. And I want my 20 degrees. Until this morning, I remained suspicious. How many times have we been promised summer, and ended up waking up under an autumnal blanket of clouds ? How many times have we had to trade our shorts, tank tops and sneakers for a windbreaker and a pair of boots? When I opened the curtains this morning, I felt a deep satisfaction. As if things were finally at their right place.

Hands on the handlebars of the Yoyo, I proudly stroll on the Esplanade. Going out for the first time with one’s baby, is kind of like going out for the first time with a new outfit. A beautiful one, bought in the heart of winter in anticipation of summer. You have caressed this outfit for months, visualized yourself a thousand times with it, for a thousand different occasions. The dressing mirror is on the verge of burn-out, and the neighbors think that « My beauty » is a cat or a very lucky person. When the big day finally arrives, you don’t go out alone. You walk in the midst of a delirious crowd, a procession of trumpets, dancers and fire-eaters that would make the Genius of Aladdin green with envy. The Rolling Stones themselves would not arouse such interest. Do you think.
Except that my daughter is not a « nice outfit » like the others. I did not buy her in a top-of-the-line shop, nor ordered her online on an umpulse. I created her. She comes from me, from the depht of my being. She is, so to speak, sewn with the fabric of my soul. Thus, what I feel is not an ephemeral and superficial vanity, but a deep-rooted and meaningful pride. I wish I could take her into my arms, and lift her in the sky, like Simba in The Lion King. A glance at my wife, who has the annoying ability to read into my mind, discourages me from it.

Our walk leads in the Champ de Mars, up to the Terrasse du 7ème, where we stop for lunch. I take baby out of her stroller, put her on my knees. We bought her Izipizi sunglasses, which are assorted with her floral headband and her old-rose coat. I can see how people look at her. I think this is the only thing that can make Parisians smile in the street : a stylish baby, nestled in her father’s arms. Of course, like any good movie, what goes on behind the scene is carefully concealed. I present a sort of perfect and cool version of my paternal life, but parents know that there are other versions. Versions in which I do not have this kissed-by-the-sun complexion, for instance, but more the look of a spectre, ripped from his sleep.

After having lunch, we go up to the Alexander III Bridge, whose statues sparkle in this spring gold stream. We cross it, then decide to take our coffee in the courtyard of the Petit Palais, a haven of peace just a few steps from the Champs-Elysées. Immediately, I feel between this place and ourselves some kind of coherence, of guiding principle : art. My daughter is a masterpiece surrounded by masterpieces. She has her place in a museum, between a painting by Raphael, a Greek vase of the 4th century and a print of the Meiji era. We settle in front of the garden, where murmurs, with a clear resonance, the water of a fountain. On my thigh, baby chirps like a bird.  » Everything there is order and beauty; luxury, calm, voluptuousness  » whispers Charles Baudelaire in my ears, but who disappears straight after. A noise has frightened him. As well as a smell. I guess it’s time to change the masterpiece’s diaper.

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