Un papa à la maternité – Chapitre I
novembre 17, 2019
Ma femme se tient devant moi. Droite, immobile. Une pâle lumière, émise depuis le couloir, éclaire son visage, ses cheveux blonds, emmêlés de sommeil. Elle se touche le ventre. Je regarde ce ventre, je regarde ma femme. Quel jour est-il ? Quelle heure est-il ? Elle ne dit rien, mais j’ai l’immédiate intuition que quelque chose vient de changer. Tout est confus, ce doit être le milieu de la nuit. J’ai la poitrine engourdie, prête à s’ouvrir et se gorger de rêves. D’ailleurs, peut-être suis-je en train de rêver. Peut-être ma femme est-elle allongée à côté de moi, endormie. Non, ce n’est pas un rêve. Les rêves n’ont pas cette matière solide, cette profusion de détail – sa chemise de nuit vert amande, ses doigts qui glissent une mèche de cheveux derrière l’oreille, le bruit d’une voiture dans la rue. Le monde est extrêmement présent. Trop présent pour n’être qu’un rêve.
Elle s’approche. Des petits pas discrets, comme si elle avait peur de réveiller ou casser quelque chose. Tout est devenu très fragile. Cet instant ne tient qu’à un fil, bientôt il ne sera plus là, nous ne le revivrons plus, il est unique. J’ai peur. Peur de tout fracasser, avec ma maladresse habituelle. Ce moment, ma femme, les mots qui s’éparpillent dans la chambre : « Je crois que j’ai perdu les eaux. » J’attends ces mots depuis des mois. Je les ai répétés dans ma tête, pour m’y préparer. Mais je ne suis pas prêt. On n’est jamais prêt pour ce genre de mots. Ces mots frappent par leur soudaineté, leur ampleur. Ils créent une incision dans le réel ; nous invitent à les suivre, à plonger dans l’inconnu.
« J’ai perdu les eaux. »
La phrase stagne dans l’air quelques instants. Entre ma femme et moi, tel un oiseau battant lentement des ailes, un oiseau de temps, suspendu, au pelage noir et or, comme ces lumières qui éclairent la chambre et se réverbèrent dans le miroir du dressing. Soudain, l’oiseau fond sur moi. Il me transperce, l’oiseau de temps, et les secondes tourbillonnent, éclatent, se dispersent dans ma poitrine. Je saute hors du lit.
« Tu es sûre ? »
Je pose cette question par rhétorique, hagard, titubant derrière ma femme qui se dirige vers les toilettes. Constate scientifiquement l’évidence. Et maintenant ? J’ai vécu tant de fois cette scène en imagination, ai élaboré tant de scénarios. Planté dans le sol, avec l’oiseau qui voltige dans mon corps, je mesure leur futilité. Le réel est trop présent, trop unique. Impossible d’y échapper. De choisir un autre jour, un autre horaire. Nous sommes le vendredi 9 novembre, il est 4 heures du matin, et ma femme a perdu les eaux.
Je me souviens des cours à la maternité. Sur l’accouchement, les soins du nouveau-né. De nos séances d’haptonomie, également, visant à nous préparer pour ce moment. Nous avons eu la dernière quelques jours plus tôt. J’ai tout en tête. Et, en même temps, ma tête est vide. J’ai du mal à réfléchir, à organiser mes pensées. Je regarde ma femme. Son visage est calme, on dirait qu’une lumière l’éclaire de l’intérieur. Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle. Dans ses mains, elle tient une petite trousse de toilette. La trousse qu’elle va emmener à la maternité, où elle va donner naissance à notre fille. Ma fille. L’oiseau s’emballe, mes yeux brûlent.
« J’appelle papa. »
Comme plusieurs de mes amis, j’ai le permis mais je suis incapable de conduire. C’est le problème des parisiens ayant fait leurs études en province. On apprend à conduire à Grenoble, Rouen ou Lille, puis, de retour à Paris, ou bien on n’a pas de voiture, ou bien on en a une, mais pas l’utilité. Le temps passe, la confiance en ses capacités s’étiole, et on finit par abandonner l’idée même de reprendre le volant. D’ordinaire, ce n’est ni une contrainte, ni une inquiétude. Ma femme est une conductrice hors pair, et ça ne me dérange pas de prendre les transports. Depuis qu’elle m’a annoncée qu’elle était enceinte, cependant, le spectre de cette désertion me hante. J’ai l’image du mari parfait conduisant sa femme à la maternité, puis ramenant toute la petite famille à la maison. Mon beau-frère est un as du volant, je l’envie. Je l’envie de pouvoir sauter dans sa voiture à tout moment, sans avoir à se rappeler la façon dont on débraie ou change de vitesse.
Comme souvent lorsque j’ai besoin d’aide, je me suis tourné vers mes parents. Dans l’océan parfois agité de ma vie, ce sont mes phares. Quand il s’agit de ma sœur et moi, leur lumière ne s’éteint jamais. Ils ont toujours été là pour nous, et continueront à l’être tant que leurs forces le leur permettront. J’attrape donc mon téléphone et appelle mon père. C’est drôle, pas plus tard que la veille, il me confiait qu’ils dormaient désormais avec le téléphone portable dans la chambre. Le monde est un vaste champ de signes.
« Allo ? »
Ce n’est pas son « Allo » habituel. Au milieu de la nuit, les mots prennent un autre sens, une autre épaisseur. La nuit a son propre dictionnaire.
« Je crois que Marianne a perdu les eaux », dis-je calmement.
Le fait d’avoir mon père au téléphone me rassure, comme si le plus dur était fait. Je redoutais ce trajet vers la maternité. Nous avions pourtant tout fait pour l’éviter, choisissant une clinique à deux minutes de chez nous. Malheureusement, des travaux dans notre appartement nous ont obligé à déménager, et nous voici depuis quelques semaines à l’autre bout de l’Île-de-France. Embouteillages, grèves, blocages, A86, périphérique… dans mes pires cauchemars, ce voyage s’est longtemps apparenté à la traversée du Mordor. Pour un futur papa, l’anneau de l’imagination peut être parfois bien lourd à porter.
Je raccroche et regarde autour de moi. L’appartement baigne dans une lumière blanche qui semble pétrifier les objets, les figer dans un petit morceau de temps, détaché de son implacable continent. Ma femme va et vient, légère, froissant à peine le tissu de ce temps nouveau, ce temps qui nous porte, qui nous conduit vers notre nouvelle vie. Mécaniquement, je l’imite. J’attrape mon sac-à-dos et commence à le remplir d’affaires. Pyjama, boxers, déo… comme j’ignore où je vais dormir les nuits prochaines, mieux vaut être prêt à tout.
Je ne réalise pas. Je ne réalise pas que, d’ici quelques heures, je vais être papa. L’information est trop grosse pour mon cerveau, qui se réfugie dans la préparation du départ. Je mets beaucoup d’application à plier mes affaires, enfiler mes chaussures, donner à manger aux chats. Comme si je m’agrippais à ces gestes familiers, avant de basculer dans l’inconnu. Ma femme est silencieuse. Je me demande ce qu’elle ressent, à quoi elle pense.
« Tu as des contractions ? Tu as mal ? »
Ma voix résonne étrangement. J’ai l’impression que ce n’est pas la mienne.
« C’est largement supportable. »
Je suppose qu’à sa place je serais par terre en train de me rouler de douleur. Elle a même pris le temps de se maquiller. De la Terracotta sur les joues, un peu de rouge-à-lèvres. Je la serre soudainement dans mes bras. Bien loin de cacher quoi que ce soit, ce maquillage révèle sa force, le fond brut de sa personnalité. C’est un moyen pour elle de dire : « Je suis en forme, tout va bien. » Elle veut arriver pimpante à la maternité, monter et descendre trente fois les étages, puis se rendre comme si de rien n’était en salle de naissance et mettre notre enfant au monde. Marianne tient cela de ses parents – ce refus d’être une charge, d’être perçue comme un être fragile, dépendant des autres. Elle veut être la Wonder Woman de l’accouchement. Si elle pouvait, elle prendrait la voiture et se conduirait elle-même à la maternité. Je suis sûr qu’elle en rêve.
Le timbre de la sonnette carillonne dans l’appartement. J’ouvre à mon père, qui a mis un temps record pour s’habiller et arriver chez nous. Il ne dit rien, mais, tel un parfum dont on ne peut masquer l’odeur, je perçois sa fierté, son émotion de futur grand-père. Il nous embrasse, s’enquiert de l’état de santé de Marianne, puis se fait couler un café, le temps que nous terminions d’empaqueter nos affaires. En vérité, je ne me souviens plus s’il s’est vraiment préparé un café, mais cela a peu d’importance. Dans mon tableau intérieur, j’aime cette touche de couleur : le bruit de la cafetière en marche, ses mains qui saisissent l’une des petites tasses dans le buffet, la fumée embuant ses lunettes… ma mémoire s’épanouit dans ces détails, inventés ou non.
Nous quittons l’appartement sur les coups de 4h45. Dehors, le temps est froid mais sec. Un matin d’hiver, qui achève de nous réveiller. Je connais cette rue par cœur, pourtant, j’ai l’impression de la découvrir pour la première fois. Comme si, pendant la nuit, quelqu’un avait procédé à d’infimes modifications. Je suis certain que si je marchais jusqu’à la gare et grimpais dans le RER, je finirais par être aspiré dans une dimension parallèle. J’ouvre la portière arrière, aide Marianne à s’installer. Son visage est toujours aussi serein, on ne dirait jamais qu’elle est sur le point d’accoucher. Je grimpe moi-même à côté de mon père, qui fouille dans son autoradio la fréquence idéale pour notre voyage ; finalement, c’est sur un air de jazz que nous partons en direction de Levallois.
La voiture roule doucement. Neuilly-Plaisance, Le Perreux, Nogent-sur-Marne… je connais ces rues désertes, éclairées par la lumière jaune des réverbères. Ce sont les rues de mon enfance. Bercé par le ronronnement du moteur, le front posé contre la vitre, je repense à ces neuf derniers mois. Je nous revoie, Marianne et moi, debout dans la cuisine familiale, annonçant l’heureuse nouvelle. Les larmes qui coulent, les exclamations étouffées de ma mère. Puis je suis à Barcelone. Vol de retour annulé, échographie du premier trimestre menacée. Nos amis espagnols, qui nous obtiennent in-extremis un rendez-vous à la clinique Dexeus. Tout me revient, jusqu’aux détails les plus anodins – les perroquets verts et jaunes dans les arbres de la maternité, les magazines lifestyle de la salle d’attente. Et ces mots, prononcés par la gynécologue : « Pienso que es une niña » Une fille. Mon cœur chavire. Je sais que rien n’est sûr à ce stade de la grossesse, mais j’ai l’immédiate conviction que son pronostic est juste. Il s’ajoute à une série d’indices ayant commencé avant même la grossesse de Marianne, lorsque surgissait, dans certains de mes rêves, la silhouette d’une petite fille ; une petite fille aux traits flous, disparaissant parfois dans le paysage, mais qui, au réveil, me laissait un goût très tendre dans le cœur. Nouveau bond vers l’avant : vendredi 8 juin 2018, notre gynécologue confirme l’avis de son homologue espagnole. J’aurai donc bien une fille. Les yeux perdus au loin, vers l’horizon nocturne, bruni par les phares des voitures qui roulent sur l’autoroute, je me laisse peu à peu envahir par un sentiment nouveau. Un sentiment voluptueux, de complétude, comme si quelque chose en moi avait fini de se remplir. Toutes ces échographies, ces heures à chercher un prénom, ces allers-retours à la maternité… goûte après goûte, mon existence s’est gonflée d’un nouveau besoin, un nouveau dessein, qui trouvera dans quelques heures le moyen de sa réalisation.
Nous arrivons devant la maternité. Mon père nous dépose, puis part se garer. Nous passons les portes en verre, annonçons notre présence à l’accueil. L’ombre de la nuit éclaire les couloirs, déserts et silencieux. Je m’étais plusieurs fois imaginé ce moment. Ce moment où nous ne viendrions pas pour une consultation ou pour un cours, mais pour l’ultime étape de notre voyage. Il m’avait toujours paru très loin. Presque fictif. Ce moment était trop vaste, trop différent du présent. Impossible de se dire : « Dans six mois, six semaines, six jours, je serai papa. » C’était comme un arc-en-ciel au bout du chemin ; un arc-en-ciel que je ne m’imaginais jamais atteindre.
Rapidement, une sage-femme nous prend en charge. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens plus de son visage. Impossible de me rappeler la couleur de sa peau, la forme de ses yeux, la longueur de ses cheveux. Je ne revois que sa blouse. Une blouse rose pâle, flottant dans les couloirs tel un pétale soulevé par le vent. Pendant que Marianne passe les examens d’usage (monito, analyse d’urine, etc.), je pars retrouver mon père dans la salle d’attente. Il s’est servi un café au distributeur automatique. Cette fois, je n’ai rien inventé, il tient bien un gobelet de café chaud entre les mains. Je m’assieds à côté de lui, en silence. Nous échangeons une poignée de mots. Cette poignée suffit. Nous sommes conscients l’un et l’autre du moment, inutile de l’alourdir. « Marianne passe quelques examens » m’entends-je prononcer, jetant un coup d’œil vers ma montre. 5h45. Cette heure me paraît idéale. Je ne sais pas dans quel sens, mais je trouve que c’est une belle heure pour être assis à la maternité avec mon père. J’aime l’aube, je suis un être diurne. Passé 23 heures, je me mets à bailler, à m’éteindre lentement comme le soleil un soir d’été. Soudain, un jeune homme sort de la salle des naissances. Ses yeux brillent, je me dis que sa femme a dû accoucher récemment. Bientôt, ce sera moi. Je serai ce jeune homme ému, fatigué, désormais responsable d’une autre vie que la sienne. J’ai encore du mal à y croire. Je suis tout proche de l’arc-en-ciel, je sens la chaleur de ses couleurs ; pourtant, je n’arrive pas à me dire que je vais réellement le toucher, l’embrasser dans toute sa vie de soleil et de pluie.
Les examens sont positifs. Marianne a bien perdu les eaux, son col est ouvert à 2. Il y a quelques mois, ces mots n’existaient pas. Perte des eaux, cordon ombilicale, semaines aménorrhées… ils ont poussé la porte, se sont installés dans le fauteuil le plus confortable, tout au centre de ma vie. Ils occupent mes pensées, mes journées. Creusent un petit sillon entre mon quotidien et ceux de mes amis célibataires, qui ont conservé l’ancien vocable – celui des sorties parisiennes, des chopes, des grasses matinées. Je suis le premier de la bande qui vais avoir un enfant. C’est une responsabilité, il faut ouvrir correctement le chemin. Nous leur avons annoncé au cours d’une soirée de printemps, sur le rooftop du Café Oz. Je n’avais pas prévu de le faire, car le groupe n’était pas au complet. Mais quelque chose s’est passé en moi… comme un rayon de joie, un besoin foudroyant de me confier. Nous dansions entre nous, un peu à l’écart de la foule. Je sentais ce besoin germer en moi, s’enraciner dans le sol qui vibrait sous mes pieds. J’essayais de l’ignorer, je pensais à mes amis absents, à Thomas, à Dany, à Robin, qui méritaient autant que les autres d’apprendre la nouvelle. Mais mon cœur battait étrangement, mes jambes devenaient de plus en plus molles. Soudain, ce besoin m’a transpercé, comme la pointe d’un éclair ; une lumière a aveuglé mes yeux, et j’ai entendu que je parlais ; puis j’ai vu mes amis se précipiter vers nous, nous prendre dans leurs bras ; puis j’ai vu l’éclat des bouteilles, j’ai senti le champagne pétiller dans ma gorge. Ils étaient heureux, la fête était totale.
Je vais prévenir mon père que nous restons à la maternité, puis nous montons dans notre chambre. 205. Déjà, je sais que je n’oublierai jamais ce numéro : chambre 205, vendredi 9 novembre 2018. Il y a deux lits, ce qui m’étonne car j’ai demandé une chambre seule. « Le second, c’est pour vous », me répond l’infirmière. Je regarde Marianne, dont le visage, aussi surpris que le mien, se fend d’un sourire : je vais pouvoir rester près d’elle jusqu’à notre sortie de la maternité. Outre ces deux lits, le mobilier se compose d’un couffin sur roulettes, d’une table à linger, et de deux tablettes mobiles, certainement destinées aux repas. Nous avons également une petite salle-de-bain privative, avec un tabouret dans la douche. Je me dis qu’il faudra que j’essaie ; ce ne doit pas être désagréable de se laver assis. Est-ce le silence paisible qui flotte dans la pièce ? La présence de ces deux lits, éclairés d’une lumière chaude et tamisée ? Mais je me sens bien, apaisé, comme si je venais de pénétrer un cocon à l’abri du chaos extérieur. J’ai envie d’ouvrir les valises, de prendre possession du territoire, d’y étaler ma vie. Ma vie, qui, dans quelques heures, ne sera plus jamais la même. Je regarde l’infirmière s’éloigner, claquer doucement la porte derrière elle. Puis je regarde Marianne. Nous sommes seuls, tous les deux, dans cette chambre 205. Bientôt, nous serons trois.
2 comments
Comment by Eleuria
Eleuria novembre 17, 2019 at 6:12 pm
Que de jolis mots plein d’émotions qui me rappellent toutes celles qui nous ont submergées … 2fois !
Comment by hoarau stephanie
hoarau stephanie novembre 17, 2019 at 8:05 pm
Plein d’émotion et tellement bien raconter. Si vous publiez la suite je lirai avec plaisir parce qu’ayant connu ça moi aussi première enfant, même sénario. Depuis j’en ai eu 3 autres.