Notre-Dame
avril 16, 2019
Samedi dernier, j’ai emmené ma fille voir Notre-Dame. Je n’avais pas prévu de le faire. Notre balade devait se limiter aux quartiers d’Opéra, de Concorde et du Louvre. Mais je l’ai aperçue, depuis l’un des ponts qui enjambent la Seine. J’ai aperçu ses deux grandes tours, qui dépassaient d’un buisson d’arbres printaniers. Et sa flèche, qui pointait vers le ciel bleu. Et j’ai senti quelque chose, au fond de moi. Un souvenir, qui remontait délicatement à la surface. Je devais avoir treize ou quatorze ans, et on m’avait mis Notre-Dame de Paris entre les mains. C’était ma première rencontre avec Victor Hugo, avec la littérature. Sans elle, sans ses portails creusés en ogive, ses rosaces, ses arcades à trèfle, je n’aurais peut-être jamais eu le désir de devenir moi-même écrivain. Ce n’était donc pas un monument étranger que je contemplais depuis mon pont, mais une veille amie, liée à ma propre histoire. Une vieille amie que j’avais extrêmement envie de présenter à ma fille.
Malgré la fatigue, malgré les kilomètres que nous avions déjà parcourus, nous y sommes allés. Marianne poussait la Yoyo vide pendant que je portais Ambre dans mes bras. J’étais pressé, je devais me réfréner pour ne pas courir. « Elle ne va pas disparaître » lançait parfois une voix derrière moi. Non, bien sûr, elle n’allait pas disparaître. Mais cet instant, cet instant de printemps, avec les cerisiers en fleurs, avec ma fille de cinq mois dans les bras, avec mes parents encore jeunes qui nous accompagnaient pour la balade, toutes ces choses étaient fragiles et éphémères. Qui sait si elles seraient de nouveau réunies un jour ? J’étais happé par un besoin aussi irrationnel qu’irrépressible. Le besoin de profiter jusqu’à ses dernières lueurs de cette journée ensoleillée, et de présenter Notre-Dame à ma fille. Mécaniquement, avec une force purement instinctive, ce besoin mettait mes muscles en mouvement et me dirigeait vers la cathédrale.
Lorsque nous sommes arrivés, le parvis était noir de monde. Je ne sais pas à quoi je m’étais attendu, un samedi après-midi, au pied du monument le plus visité d’Europe. Mais j’étais loin de la rencontre intime espérée. Pour échapper à la foule, nous avons contourné Notre-Dame par la droite. Un petit parc, bordé de cerisiers, qui nous mena vers le pont de l’Archevêché. Sans être désert, ce pont est bien plus agréable que le parvis, et offre une vue imprenable sur les grands-arcs boutants et la flèche de Viollet-le-Duc. J’ai dit quelques mots à ma fille, dans le creux de son oreille. Le vent faisait bouger les gros arbres touffus devant la cathédrale, et attirait son œil d’enfant. Peut-être est-ce l’image qu’elle gardera de Notre-Dame : un fouillis vert et ondoyant.
Deux jours plus tard, Notre-Dame est en flammes. Je regarde, ahuri, les images qui tournent en boucle à la télévision. Et je repense à notre balade, aux mots que me soufflait Marianne tandis que j’avançais d’un pas pressé vers la cathédrale : « Elle ne va pas disparaître. » Mon Dieu, c’est pourtant bien le cas, elle est en train de disparaître. De partir en fumée. Je me sens pris dans un tourbillon d’émotions contradictoires. L’effroi de voir ma vieille amie dévorée par le feu. L’impuissance, figé devant mon poste de télévision. La colère, la rage. Mais également une sorte de soulagement ; le soulagement d’avoir pu ancrer dans ma mémoire, et celle de ma fille, le souvenir de cette belle journée en famille, achevée dans le jardin de ma vieille amie – souvenir impérissable, qu’aucune flamme ne saurait détruire.
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