La petite voix qui murmure des choses
septembre 3, 2019
Je ne sais pas pourquoi nous avons eu cette idée. Partir en Suisse pendant les vacances scolaires. Nous aurions pu y aller juste avant, ou juste après. Pour la famille de Marianne, qui habite là-bas, ça n’aurait pas fait la moindre différence. Mais non, nous avons décidé d’aller à la montagne au beau milieu des vacances d’hiver. Brillant.
Sans surprise, la Gare de Lyon est pleine à craquer. Il y a des enfants en après-ski qui courent, des snowboardeurs avec leur planche sur leur épaule, des familles qui ont jugé plus sage d’emporter leur maison dans leur valise. Je ne serais pas étonné de voir débarquer un traineau tiré par des chiens, ou une moto-neige traverser le hall. Le simple fait d’aller au Relay acheter des magazines est une mission périlleuse. Avec ma poussette, j’ai l’impression de conduire une Cayenne dans un cortège de gilets jaunes. Entassés dans les rayons, les gens me regardent de travers. Finalement, nous trouvons refuge à la Brioche Dorée. Une table près de la sortie, elle-même non loin d’ouvriers qui font des travaux. Dès que les portes s’ouvrent, c’est un concert assourdissant. Pas de quoi réveiller bébé, cependant, qui a vécu les trois premiers mois de sa vie dans un chantier. Au moins, maintenant, elle a sa propre chambre. Nous prenons un rapide café, faisons quelques provisions pour le voyage, puis nous dirigeons vers la voie qui s’est affichée sur l’écran.
Le contrôle des tickets se fait à l’entrée du quai. Évidemment, une foule énorme y est déjà amassée. Dès fois que le train file sans eux. C’est vrai que c’est assez courant, des TGVs qui partent en laissant la moitié des gens sur le quai. Nous nous insérons dans cette foule. Ma main droite pousse la Yoyo, tandis que la gauche tire tant bien que mal notre grosse valise à roulettes. J’ai l’impression d’avoir plusieurs corps, et de ne pas tous les maîtriser. Au moment de présenter mon billet, un idiot me fait une queue de poisson et me passe devant, manquant de bousculer la poussette. L’un de mes corps a envie de lui décocher une droite. C’est mon corps sanguin, de papa protecteur. Heureusement, il est empêtré avec la valise derrière, et, le temps qu’il ait fini de se battre avec elle, l’idiot est déjà loin.
Nous longeons le quai jusqu’à notre voiture. La voiture cinq. Des passagers se démènent pour entrer. Ils sont trois, avec deux grosses valises chacun. Il faut dire qu’une attaque nucléaire est si vite arrivée. Comment survivre dans un bunker sans son caleçon Star Wars, ou ses dix chargeurs d’iPhone ? J’attends qu’ils aient libéré l’espace, puis porte nos deux valises et la poussette à l’intérieur. Quand on est papa, il faut porter. Beaucoup et souvent. Des choses lourdes, légères, encombrantes, des choses qui grossissent et qui grandissent avec le temps. C’est l’une de nos principales missions : porter. Ça peut être fatigant, mais on s’en plaint rarement. Question d’égo.
Je cherche une place pour nos valises, mais les range-bagages ont été pris d’assaut. Tout le monde semble se préparer pour l’attaque nucléaire. Finalement, avec l’aide d’autres passagers, je parviens à libérer un peu de place – une famille, qui avait eu la bonne idée d’en faire son dressing, a généreusement récupéré ses manteaux et sacs-à-main. Reste la question de la poussette, et surtout du siège-auto clipsé dessus. Inutile d’espérer une place vide dans notre carré, le train est complet. Nous attendons que tous les voyageurs soient assis, puis garons la Yoyo dans le couloir, à côté de nous. Évidemment, nous réalisons très vite que cette solution n’est pas tenable. Car les gens ne restent jamais tranquilles. Il faut qu’ils aillent aux toilettes, qu’ils se dégourdissent les jambes, qu’ils promènent leur chien. Je n’avais jamais vraiment fait attention à cela avant. Mais les couloirs du TGV sont plus fréquentés que ceux de Châtelet en heure de pointe.
Environ dix minutes après le départ, je décide de laisser la poussette dans l’entrée du wagon, et pose ma fille sur mes cuisses. Elle babille, jette des regards curieux autour d’elle. À bientôt quatre mois, elle manifeste un intérêt de plus en plus prononcé pour son environnement. La dernière fois que j’ai pris le TGV, je n’avais pas de bébé sur les cuisses. Je crois même que Marianne n’était pas encore enceinte. Ça me fait drôle de penser cela. De me rappeler cette ancienne vie. Pour m’occuper, j’avais dû bouquiner ou regarder une série Netflix. Aujourd’hui, je n’ai plus ce problème – devoir m’occuper. Il est même étonnant de constater à quel point une si petite chose peut demander tant d’attention. On nous avait prévenus, mais il faut le vivre pour le constater. Pour constater que, même lorsque bébé dort, quelque chose fait que nous n’avons jamais le sentiment d’être tranquilles. Comme une petite voix lointaine, qui murmure continuellement des choses : « Lave les biberons », « Tu as vérifié qu’elle respirait ? », « Prépare ses vêtements pour demain »… Dans mes bras, Ambre a fermé les yeux. J’essaie de l’imiter, mais suis réveillé en sursaut par la voix. Une voix de femme, qui m’annonce que le wagon-bar est ouvert. Elle a dû comprendre que j’avais besoin d’un café.
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