50 minutes chrono
août 20, 2019
Pour être à l’heure à ma réunion, je dois partir à 8h45. C’est-à-dire dans… (je regarde ma montre) cinquante minutes. Dans cinquante minutes, je dois avoir claqué la porte derrière moi, et tourné la clé dans la serrure. En temps normal, je serais large. Marianne s’occuperait de notre fille, je m’occuperais de moi-même, et, à 8h30 grand max, bébé serait dans sa poussette. Sauf que, ce matin, Marianne n’est pas là. Elle a un rendez-vous à l’autre bout de Paris. Et que je suis seul.
Seul.
Bébé pleurniche. Pourquoi est-ce qu’elle pleurniche ? « Hein mon ange, pourquoi est-ce que tu pleurniches ? » Sa petite lèvre inférieure tremblote, ce n’est jamais bon signe. Je lui prépare un biberon, 150ml. Vue sa taille, elle pourrait prendre plus, mais ce n’est pas une grosse mangeuse. Les premières tétées se passent bien. Je déroule le planning dans ma tête : nourrir bébé, changer bébé, nourrir papa, changer papa. Et me dis que je suis parfaitement dans les temps. Qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter. « Pas vrai qu’on se débrouille très bien tous les deux ? » dis-je à ma fille, plein de confiance. Elle me regarde, et je vois soudain ses grands yeux se remplir de larmes. Et je n’ai pas le temps de réagir qu’un cri me transperce le tympan, et que j’ai dans les bras une petite écrevisse gigotant dans tous les sens. Urgence reflux. Je me lève en sursaut et la pose à la verticale contre moi. « Ça va aller… ça va aller mon chaton… » Je fais trois fois le tour de l’appartement, lui donne une pipette de Gaviscon, puis la laisse se calmer dans mes bras. J’en profite pour presser mon jus d’orange. À une main, c’est assez technique.
Je regarde ma montre : rien de catastrophique, mais il faut avancer. Direction la table à langer. Certainement pas la meilleure idée après un reflux, mais je n’ai pas le choix. Je n’ai pas envie que la nounou me dénonce à ma femme : « Ce matin, Ambre est arrivée en pyjama avec les fesses sales, et sans avoir mangé. » J’en entendrais parler pendant des jours. Je la pose sur le dos, évidemment elle se met à hurler. Qui aimerait être posé sur le dos avec des brûlures à l’estomac ? J’hésite. D’habitude, lorsque sa fille hurle comme ça, Marianne débarque dans les trois à quatre secondes. « Oui, mais Marianne n’est pas là », glisse une voix dans mon oreille. Tous les papas connaissent cette voix. Cette petite voix qui murmure des choses telles que : « Un caca n’a jamais tué personne. » Ou : « C’est du foot, c’est pour sa culture. » Ou encore : « T’inquiète, c’est pas bébé qui te dénoncera. » Cette fois, je décide de ne pas l’écouter, et reprends ma fille dans mes bras. Je fais quelques tours du salon en lui tapotant le dos, puis tente de la reposer. Ouiiiinnnnn ouiiiinnnnnn. C’est le scenario catastrophe, j’ai l’impression d’avoir un camion de pompier dans la tête.
Mais devenir papa, c’est aussi apprendre à rester calme. À ne pas s’énerver contre bébé, qui n’a de toute façon aucun contrôle sur son propre corps. Devant l’urgence de la situation, j’abats ma dernière carte : le trot anti-reflux. Je prends ma fille dans les bras, et me mets à faire le cheval dans l’appartement. Tacada, tacada, tacada. Parfois, je fais un petit saut, comme si je passais un obstacle. Si un voisin me voit par la fenêtre, j’espère qu’il a prévu les popcorns. Au bout de trois ou quatre tours, bébé finit par se calmer. J’ai même droit à un sourire. Un sourire en coin, un peu vicieux. Qui me fait fondre, bien sûr.
Je repose bébé sur la table à langer. J’ai de la chance : la couche est lourde, mais c’est juste du pipi. On ne sait jamais vers quelles extrémités un caca peut nous mener. Il m’est déjà arrivé de devoir donner un bain à ma fille, car la couche avait cédé sous la pression. Je la change, l’habille avec la tenue que sa mère a préparée la veille. Lui donne ses gouttes de vitamine D et de Bio Gaia. Mes gestes sont précis, je m’étonne des progrès que j’ai accomplis. « Maintenant, il faut que papa se prépare, sinon papa va être en retard. » Je la cale dans son transat (superbe invention qui permet à bébé de s’auto-bercer), puis file dans la salle de bains. Cinq minutes plus tard, je suis prêt à décoller. Mais bébé ne l’entend pas de cette oreille. Car, maintenant, bébé a faim. Forcément. Je regarde l’heure : 8h35. Où sont passées les quarante dernières minutes ? Quand on a un bébé, les minutes sont fantasques, elles peuvent disparaître sur un coup de tête. Je lui donne le biberon que j’ai préparé. Elle me regarde en tétant, de ses grands yeux tout bleus. Je me sens vivant, comme si une petite cuve au fond de moi se remplissait de lumière. Lorsqu’elle a fini, je la prends dans mes bras pour qu’elle fasse son rot. « Tu as très exactement deux minutes », lui dis-je. Au bout de quelques secondes, j’entends le bruit espéré. Mais je crois qu’il n’est pas venu seul. Je touche mon col : en effet, il est mouillé. Tant pis, je n’ai pas le temps de me changer. Et puis, dans le fond, je crois que j’aime bien avoir quelques gouttes de lait sur ma chemise. Comme un chrétien qui porte une petite croix autour du cou, ou un fan de rock avec un tatouage de Freddy Mercury. Ma Queen, c’est ma fille.
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Comment by stephanie
stephanie novembre 2, 2019 at 4:24 am
Effectivement oui je connais ça avec 3 bébés sur 4 qui avaient de reflus mais honnêtement un papa en réunion avec du vomis sur sa chemise ça fait très mignon et une maman sur son chemisier ça fait négliger aller chercher pourquoi? Mais c’est tout à votre honneure.